Karin Meiner
                 




Meiner Streifen
LE VOYAGEUR SOLITAIRE
Egídio Álvaro
Paris, avril 1991

LE VOYAGEUR SOLITAIRE

Les Futuristes furent les premiers à magnifier dans leurs oeuvres la civilisation naissante de la machine, de la vitesse et du bruit. Aujourd’hui, à l’orée du troisième millénaire, cette civilisation triomphante a gagné toute la planète et nous sommes les infimes rouages d’une
révolution en marche. La voiture, la télévision, l’ordinateur, l’exode massif des vacances, la
publicité, la consommation sans limites, font partie de notre paysage quotidien, de nos habitudes. Subtilement, notre regard sur le monde qui nous entoure a totalement changé.
Notre perspective est celle des retroviseurs, seule référence par rapport aux autres, dans le mouvement. Elle est aussi l’image dans l’écran, qui nous fournit une information toute prête sur les catastrophes et les petits bonheurs. Nous avons commencé, il n’y a pas très longtemps, le grand voyage solitaire.

La peinture de Karin Meiner témoigne de cet environnement. Elle parle de la jungle urbaine et de l’incessante circulation autoroutière où chaque globule rouge est une voiture, chaque noyau un être humain, parfaitement à l’aise dans son cocon.
La communication? Elle se fait par signes interposés, par informations épurées, toujours à distance. Le corps n’est plus qu’un vague souvenir de plaisirs. Tout est dans la mouvance et dans l’action par procuration. Extraordinaire civilisation de la machine et de l’image.

Que peut faire l’artiste? Produire des marchandises esthétiques? Bien sûr. Mais, parfois, des marchandises empoisonnées. Celles qui occasionnent un déclic chez le spectateur. Qui le font réflechir, ouvrir les yeux, toucher la réalité.

Les tableaux de Karin Meiner sont des pièges.
D’abord une figuration narrative empreinte d’humour. Puis, une avalanche de questions, un malaise doux. L’homme robot se bat à coups de voitures, tête-télévision contre bras-outil. Et l’on se demande si le vainqueur sera encore humain.
Peut-on rester à l’écart de cette boîte de Pandore? Peut-on résister au chant des sirènes perchées sur les écueuils? Ulysse l’a fait, attaché au mât, au prix de souffrances mentales indicibles. Mais où allons-nous?

C’est, avec une ironie féroce, la question posée par cette
peinture. Vers le bonheur, l’extase, ou vers l’aliénation? Tout est possible! Tout dépend de ce facteur microscopique que l’on appelle animal humain. Rêveur d’étoiles et fossoyeur de planètes. Géant aux pieds d’argile et à la tête champ de bataille.
Nous le voyons, dans cette peinture, grégaire par nécéssité, seul par obligation. Et, de plus en plus, nomade, voyageur.
Mais indifférent au trajet, puisque, autour de lui, tout est muré. La nature est devenue culture. Qu’ importe la forêt, l’Amazonie ou les fleuves pollués? Qu’importe même la destination? Ce qui compte c’est l’aller et le retour. Surtout le retour, la sécurité retrouvée. Je me demande parfois si on parvient encore à voir l’autre. Ou alors si la vie n’est pas réduite à un grand voyage immobile.
Il n’y a plus de corps humain significatif. Il n’y a que le gigantesque corps social, briseur de rêve.
On peut dire de la peinture de Karin Meiner qu’elle épouse totalement son temps.
Sans concessions ni faux-semblants. Qu’elle reflète à perfection l’ètat du monde et l’anxiété diffuse qui l’habite. Les grandes conquêtes technologiques et le marais profond de la désillusion.

Egídio Álvaro

Paris, avril 1991
Zurück